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L'AFFAIRE SANS DREYFUS

 

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Tout le monde connaît l'affaire Dreyfus, " l'Affaire ". Elle déchira la France durant dix années et fut la dernière bataille du parti bigot qui, bien imprudemment, se fit le champion ou essaya de se faire la courte échelle sur ce qu'il croyait être l'Armée et le patriotisme. Derrière lui se profilait le mouvement le plus nauséabond du monde politique français de l'époque : les ligues, ramassis de gueulards soit disant nationalistes, racistes et antisémites. Les héritiers de ces gens seront collabos en 1940, sont néos-nazis aujourd'hui derrière Le Pen, la trahison sera l'aboutissement et deviendra la marque de leur nationalisme et déjà à l'époque ils portèrent en triomphe Esterhazy le vrai " traître ".

Il est bien vrai que Dreyfus ne joua pas un grand rôle dans cette affaire, victime, il subit sans avoir le pouvoir de se défendre, sa qualité de juif qui fut sa principale faute aux yeux de ses accusateurs - qui agirent plus sous la pression de leurs préjugés qu'avec le vrai désir de nuire à un Juif - et lui valut haine et souffrance. On sait comment derrière un petit groupe de proches s'amalgama peu à peu un groupe plus vaste jusqu'à ce que l'adhésion de Zola, puis sa colère à un moment où l'affaire semblait bien enterrée et Dreyfus définitivement victime d'une aberrante et injustifiable machination, vienne provoquer la coupure en deux de la France. Rares furent ceux qui ne prirent pas parti. La majorité des socialistes fut de ceux là qui estimaient, que le combat en faveur d'un officier ne la concernait pas, commettant ainsi, par indifférence et opportunisme, la même erreur que ceux qui estimaient que le prestige de l'Armée ne permettait pas de revenir sur " la chose jugée ".

On a beaucoup écrit sur cette affaire et c'est bien naturel eut égard aux forces qu'elle a mises en jeu. Des témoins ont donné leur version, leurs notes, écrit des mémoires. Peu d'écrits cependant ont échappé soit aux intérêts personnels qui les ont biaisés, soit à la passion qui a collée à ce conflit parfois même à l'insu de ceux qui croyaient faire oeuvre neutre, d'historiens ou d'observateurs. C'est à Roger Fraenkel que je dois d'avoir découvert un livre que j'étais peut-être le seul à ne pas connaître : L'Affaire sans Dreyfus de Marcel Thomas ( Librairie Arthème Fayard, 1961 - Editions André Sauret 1971-72 ).

Marcel Thomas, ancien conservateur en chef de la Bibliothèque Nationale, ancien inspecteur général des bibliothèques, a écrit ce livre passionnant, publié en 1961, à partir des nombreuses pièces d'archives qu'il a étudiées. Outre le parti pris de rester proche des sources, il a eu la volonté de se replonger dans l'ambiance qui due être celle des principaux protagonistes de cette affaire dans les bureaux et les couloirs de l'Etat Major, des Ministères et, surtout, du Service de Satistiques à la fois service d'espionnage et de contre espionnage de l'Armée. Il nous montre des gens placés sous les attaques permanentes de la presse nationaliste et, en particulier, de la Libre parole, l'ignoble organe antisémite de Drumont, souvent manipulé d'ailleurs par le Traître, qui avait ses entrées chez Drumont. Bien des attitudes apparemment incompréhensible tant du coté des " mauvais " que de celui de Picquart, s'expliquent ainsi assez naturellement.

On ne peut qu'être frappé par cette citation d'Anatole France que l'on découvre en tête de la troisième partie de l'oeuvre de Marcel Thomas et qui semble tellement l'avoir inspirée et bien définir l'Affaire : " Toute cette paperasserie infâme, toute cette chicane ignoble et scélérate, pue le bureau, le sale bureau ..." ( Monsieur Bergeret à Paris ). C'est bien de cela qu'il s'agit. Marcel Thomas, outre un historien méticuleux est un écrivain intéressant, son gros livre se lit comme un roman même par ceux qui connaissent déjà toutes les péripéties de cette histoire, nous livre l'histoire de l'Affaire, là où elle se fit, se concocta : au ras des égouts, dans les bureaux de l'Etat Major. On en sort en disant oui, c'est cela. Il suffit une fois d'avoir vu de près fonctionner une grande structure un peu décadente - il n'y a que cela dans les grandes sociétés, françaises comme étrangères, d'y avoir observé les intrigues des incapables, des carriéristes, des ambitieux, les sottes assurances prétentieuses des hautes hiérarchies et, enfin les menées de quelques authentiques crapules, pour reconnaître le nauséabond parfum de clientélisme, de luttes d'influence, de naufrages coûteux.

Les nombreux éclairages donnés par Marcel Thomas sur des aspects déconcertants de cette affaire, remis en situation dans les intrigues et situations personnelles de cette immense hiérarchie impotente que ne manque pas d'être encore une fois - comme toutes les grandes hiérarchies - cette Armée, donnent une vue cohérente, d'une incroyable médiocrité - celle-là même que l'on retrouve dans le même Etat Major au début de la guerre de 14-18 et qui conduit au grand massacre du premier mois, celle là encore que l'on retrouve en 1939, en Indochine ou en Algérie. De Mercier, général - ministre et félon à Henry, médiocre et obstiné faussaire, besogneux larbin arriviste d'une hiérarchie qui aime de tels personnages, de Boisdeffre, cynique, malhonnête, quelque peu lâche, à Gonse médiocre, malhonnête, faussaire, lâche, à Du Paty, imbécile qualifié ou encore de l'inénarrable Bertillon, totalement fou, en passant par bon nombre de personnages de second plan pas tristes, tels Saussier - Major Général - ou son ami Weill un moment soupçonné d'être un "deuxième homme" au service de l'Allemagne sans oublier un Schwartzkoppen espion d'opérette qui sème dans les corbeilles à papier ou un Cavaignac fébrile et impérial imbécile, le portrait le plus étonnant demeure néanmoins Esterhazy, bâtard d'une grande famille, demi traître par manque de secrets sérieux à communiquer, escroc, gigolo, souteneur, incroyable personnage de roman noir porté en triomphe pas une armée de jobards.

Marcel Thomas dissèque les documents, vérifie, examine les dates, les rencontres, les dits et non dits, fait ressentir par le lecteur la crainte de la pression externe de la presse et de l'opinion, on sort de ce livre avec l'impression que tout a été éclairé, qu'il ne reste plus de secret dans cette sordide affaire qui est ici traitée au niveau des faits, sans Dreyfus certes mais aussi sans le grand débat politique qui n'a fait que se greffer artificiellement dessus au profit des innombrables erreurs, forfaitures et maladresse d'un Etat Major décidément indéfendable. L'éternelle question alors se pose : comment de tels médiocres peuvent-ils tenir un jour entre leurs mains les destinées de la défense d'un pays, voire de ce pays ? La réponse est là, toujours valable : l'ambition mon bon Seigneur, le refuge forcené des médiocres à moins que cela ne soit le refuge des médiocres forcenés.

Ce livre que l'on commence avec un intérêt des plus vifs, dans lequel on s'enfonce avec incrédulité quand on tente avec l'auteur de discerner les mobiles, nous laisse remplis d'un profond dégoût à la dernière page ! Les droits de l'homme c'est se battre contre cette tourbe, contre cette engeance, celle qu'on retrouve également hélas dans les rangs nazis, communistes, chrétiens, musulmans et de toutes les tyrannies dont les grandes structures privées ou étatiques sont. Un grand livre d'histoire, exemplaire dans sa démarche, qui ne laisse rien debout des illusions que l'on pourrait avoir eues avant sa lecture.

L'auteur a justement mis à profit l'étude d'Esterhazy à laquelle l'avait condamné ce travail pour nous en donner une biographie ( Esterhazy ou l'envers de l'affaire Dreyfus - Vernal / Philippe Lebaud - 1989 )

 

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