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MERCI, MONSIEUR CABANIS

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ou Retour : JOSE CABANIS

 

Je suis revenu à vous, Monsieur Cabanis, sur le souvenir de L'âge Ingrat, de ces petits romans qui l'ont suivi et aussi de ces trois essais, deux concernant la NRF et le troisième Mauriac. Je ne connaissais donc pas toute votre œuvre, j'avais lu également avec intérêt Plaisirs et lectures. La nouvelle lecture que je fis de L'âge Ingrat, me replongea dans cet univers dense dont j'avais, quarante ans après, conservé un souvenir à la fois flou, en ce qui concerne les intrigues, et précis pour l'ambiance et le ton. Les "petits romans" quant à eux, lus d'un seul tenant m'apparurent pour ce qu'ils étaient : un second cycle qui ne manque pas d'intérêt mais fondamentalement différent du premier malgré les nombreuses correspondances de personnages et de lieux. Quelque chose de nouveau m'apparut alors : votre foi et vos doutes. Votre foi m'était surprise. L'âge Ingrat, roman fort et assez sombre ne pouvait, à mes yeux, être l’œuvre d'un croyant, cela me semblait une évidence. Vos doutes portaient sur votre œuvre et ils constituèrent pour moi une surprise au moins aussi grande que la première : comment un écrivain tel que vous avait-il pu douter de son œuvre ? Je sais que ce doute ne portait pas vraiment sur la nature de l'œuvre, sur sa qualité, mais plutôt sur sa nécessité, aspect important à vos yeux. Vous avez cessé d’écrire des romans parce que deux critiques, lecteurs inattentifs, n'avaient pas su discerner l'unité de votre second cycle. Je crois que le fait n'est pas rare, d'autres œuvres qui demandent des lectures attentives, globales, sont méconnues par des critiques qui ne disposent pas du temps et de la clairvoyance nécessaires. Ces deux-là étaient François Bott du Monde et Kanters du Figaro, je ne les connaissais pas, l'idée d'aller chercher dans ces feuilles des avis sérieux sur la littérature ne me viendrait certes pas. Autre information qui ne manque pas de me surprendre, malgré vos prix littéraires, votre notoriété, vous ne connaissiez que des tirages modestes. Un instant, je me suis dit que, pour une fois, j'aurais dû rompre ce silence qui convient à mon sens du lecteur à l'auteur, mais je crois que je n'aurais pas été un lecteur selon votre goût. Je suis un mécréant, je sais, ce n'est pas cela qui vous aurait amené à me fermer votre porte ou votre oreille, au contraire, on sent trop en vous l'homme tolérant, le croyant ne me semble pas tuer une sensibilité vive qui vous permettait certainement de comprendre l'autre dans sa différence et de l'accepter. Vos essais, les nombreux portraits des ultra par exemple, que vous jugez sans complaisance mais avec intelligence, en ne leur déniant pas une authenticité qui les explique, en témoignent assez. Non, je crois que ce qui vous aurait peut-être découragé chez un lecteur tel que moi, c'est l'abstraction de votre foi que je ne peux m'empêcher de faire. Plus je découvre le José Cabanis croyant, plus je sens que sa présence dans son œuvre me semble légère, si légère que cette lecture vous aurait peut-être désespéré et donné un sentiment d'échec là où il ne faut voir que l'extraordinaire manipulation d'un lecteur égoïste qui redessine en parti "son écrivain" pour mieux l'apprécier, voire l'aimer. Car entre un écrivain et un lecteur tel que moi, quand je décide de commencer à tourner autour de l'auteur après avoir pris possession de son œuvre, c'est bien d'une sorte d'histoire d'amour qu'il s'agit. Vous n'êtes certes pas un prêcheur, vous en êtes loin, à l'opposé, d'un Claudel. Mais de là à penser que, voir votre œuvre dans son intégralité considérée comme une œuvre païenne par un lecteur attentif, puisse vous réjouir et vous donner le sentiment de la réussite, si modeste fut-elle, je crois qu'il y aurait une sorte d'abîme. Il me semble que les femmes et le sentiment de la chair sont très présents dans votre œuvre. Pas seulement dans les romans, dans les essais également et j'ai bien eu le sentiment que ce Diable à la NRF qui était derrière Gide mais surtout Martin du Gard, était un petit diable, Claudel ne l'aurait pas vu du même œil et sans atteindre à votre pénétration, il aurait fait sortir de son porte-plume tous les démons de l'enfer pour fustiger les choses affreuses qui régnaient sur ces diablotins de la célèbre revue. Plus je vous découvre, sans que mon admiration pour votre œuvre s'amenuise en quoi que ce soit, alors même que celle que vous suscitez va se renforçant, plus je me sens comme un étranger qui ne doit pas faire trop de bruit, une sorte d'usurpateur à qui vient l’envie de ne pas se faire trop remarquer. C'est certainement une chose difficile et dont la réussite mérite d'être saluée que de parvenir à concilier deux passions presque antagonistes, conviendrait-il de dire trois ? Je n'en suis pas certain, la troisième, les femmes, méritant peut-être plus d'être rapportée à la seconde : la littérature, que d'être considérée comme passion à part entière, étant entendu que la première est votre foi. Une foi très forte, très présente même si elle a subi des éclipses, même si elle semble assez souvent liée à des événements ou des personnes de votre vie et qui vous a vraiment habité durant la plus grande partie de votre existence. Votre foi n'était pas de celles qui coupent du monde, paradoxe d'affirmer cela d'un écrivain qui s'est défendu de l'extérieur à la façon d'un moine ! Mais juste, je le pense car c'est au travers de vos personnages, tant les fictifs de l'œuvre romanesque que les réels des essais, que l'on vous sent plein d'une certaine indulgence pour les hommes, du moins pour ceux qui souffrent, car, en ce qui concerne les autres, certains bourgeois, l’on sent bien parfois, cette indulgence atteindre ses limites.

Quand j'ai écrit : " Qui êtes-vous, Monsieur Cabanis ", je ne savais pas que d'autres qui vous connaissaient mieux que moi, qui avait certainement une meilleure lecture de votre œuvre, qui en avait suivi les plus petits éléments et qui, enfin, avaient été en rapport avec vous, avaient posé la même question. Vous alliez à la messe chaque jour, mais vous aviez une grande affection pour le Père Léautaud, un sacré mécréant avec qui vous partagiez peut-être un regard lucide et sans complaisance sur les hommes dits importants. De votre jeunesse, vous aviez gardé et vous ne vous en cachiez pas, même par quelques petites remarques dans vos essais, une certaine sympathie pour ce qu'on appelle parfois le peuple de gauche, en réalité, les modestes. Si, comme vous l’expliquez, Vichy et son ultra conservatisme vous ont rapproché du parti communiste, votre séjour en Allemagne, dans le cadre imposé du S.T.O. a fait connaître au jeune bourgeois que vous étiez, qui aurait toujours dû l'ignorer, la condition ouvrière, vous ne l'avez jamais oubliée et vous dites, je crois quelque part dans votre journal que vous pensiez que cela durerait longtemps, que vous n'aviez plus de perspectives. C'est bien je pense la définir dans tout ce qu'elle a de terrible : l’irrémédiable. Ne jamais l'avoir oublié relevait certainement du même penchant de votre personnalité pour la Charité, la plus grande des vertus chrétiennes, souvent si rare chez les croyants et que vous me semblez avoir pratiquée avec une sorte de constance triste et désabusée dans le regard porté.

Le désir de comprendre, vous avez certainement partagé cela avec un André Gide chez qui il était si fort qu'il l'inclinait sans cesse de part et d'autre, semblant le faire indécis, girouette, avant que de se retrouver, peut-être enrichi d'une expérience nouvelle. Chez vous la compréhension réside dans une sorte de résignation, d'acceptation de qu'il faut appeler le mal puisque vous êtes croyant. Mais le mal n'est pas pour vous cet épouvantail qu'il faut pourchasser partout, il n'est pas non plus dans tout plaisir ce dernier, à vos yeux, se rapportant plus à Dieu et jamais je n'ai décelé chez vous un de ces bigots gendarmes, dont la sottise repousse, bien au contraire, pour vous le scandale résiderait plus dans les errements des riches et des puissants que dans les misères des pauvres.

Il arrive que l'on comprenne le même langage sans avoir les mêmes idées, je ressens votre foi si vive comme la foi des origines : celle qui permet à l'homme de vivre dans un monde hostile. Ce monde que vous avez su décrire, en particulier dans votre premier cycle mais aussi dans les essais, il me semble que vous vous en êtes toujours protégé, peut-être pas parce qu’il vous faisait peur, mais aussi parce qu’il était une source de "dévoiement", d’abandon de soi, il y a eu en vous, une grande fidélité, peut-être pas exempte d’égoïsme d’ailleurs, à ce que vous avez estimé être votre vocation d’homme : l’écriture et la foi. N’avez-vous pas subi les assauts du monde à un moment important de tout éveil avec la mort d’un frère aimé, la séparation de ceux " qui vous aimaient le plus au monde " dans des conditions peu favorables, puis leur mort qui vous laissait coupable de ne pas leur avoir fait sentir que vous étiez capable de les comprendre. Dès lors, Nollet vous est devenu refuge, citadelle et refuge où vous pouviez vous consacrer sans illusions à ce qui a donné un sens nécessaire à votre vie. Ce sont les cartes du temps que vous avez alors parcouru dans l’étroit domaine qui a servi de cadre à vos romans sans que ceux-ci versent jamais dans ce que ces indécrottables écrivains régionalistes que sont les " parisiens " appellent littérature " régionaliste ". Toulouse de L’âge Ingrat comme Nollet du second cycle seront des lieux universels, où vos lecteurs s’implanteront fortement. Quel n’a pas été mon désappointement de ne pas pouvoir retrouver à coté de Nollet l’ombre de la belle Nathalie dans le parc clos d’un Torcy imaginaire ?

Vous écriviez bien, votre courte analyse du style de Balzac prouve quel écrivain attentif vous étiez, attentif autant à la syntaxe qu’à la précision, la justesse et à la nécessité du mot. Vous n’écriviez pas pour rien mais il n’était pas forcément aisé de découvrir ce que vous nous destiniez. Si je cherche la raison de cette façon privilégiée dont je regarde votre œuvre dans son époque, c’est bien entendu pour les raisons que je viens de citer, c’est parce que nulle autre œuvre contemporaine ne m’a donné autant que la vôtre la sensation, la certitude qu’elle m’apportait quelque chose même quand je n’étais pas toujours capable de le nommer avec précision. Mieux qu’aucun autre de vos contemporains vous avez réussi ce tour de force dont seuls les plus grands sont capables : faire " passer " votre morale dans votre regard sur le monde sans jamais la professer à la façon des pesants docteurs. Et, cette morale, le mécréant que je suis, l’accepte, en fait son profit, s’en est enrichi, sans avoir besoin de rejoindre vos causes.

Merci, Monsieur Cabanis.

4-5 juin 2006

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