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CHARLES TROUFLEAU

 1878 - 27 septembre 1916 Assassiné pour la France

LA LETTRE

J'aurais voulu t'écrire une lettre très belle,

Une lettre à relire un jour entier tout bas ;

Mais j'ai la tête vide, et la phrase rebelle,

Et les grands mots, vois-tu,  je ne les aime pas.

 

J'aurais voulu t'écrire, avec toute mon âme,

Une lettre très tendre, à lire sans témoins ;

Mais je mets, quand je pense à toi, ma, pauvre femme,

Les deux mains sur mon cœur pour qu'il batte un peu moins...

 

J'aurais voulu t'écrire, et voici que je pleure ;

Je ne saurais aller sans un sourire au feu,

Ni t'écrire sans larme, hélas, tant à cette heure

Notre moindre parole a le son d'un adieu.

 

J'aurais voulu t'écrire, et que puis-je te dire ?

Que la terre se creuse et rejaillit là~bas,

Que l'air froid du matin gémit et se déchire ?

Tu tremblerais pour moi, qui ne le voudrais pas.

 

Que te dirais~je encor! Que la lune et la brume .

Sont un toit que mes yeux sont lassés d'admirer,

Que les nuits ont, sans toi, comme un goût d'amertume?

Tu pleurerais peut~être ; il ne faut pas pleurer .,.

 

De quoi donc te parler? Du mur qui s'ouvre ou tombe,

De ce seuil profané, sans porte et sans gardien,

De ce foyer désert, triste comme une tombe?

Tu ne sentirais plus la tendresse du tien.

 

Je n'en parlerai pas; tu n'auras pas la lettre

Que je rêvais d'écrire en veillant cette nuit;

Et du reste, à quoi bon écrire et comment mettre

Et ma vie et mon cœur en quatre mots d'écrit 

 

Tu les as tout entiers, à jamais : je me donne

A toi plus que jamais, sur ce sol, en ce jour ;

Mon âme est toute à toi ; mon âme s'abandonne

Plus à toi dans la mort encor que dans l'amour.

 

Car nous sommes tous deux à notre place sainte,

Nous n'avons plus qu'un cœur à tout jamais uni,

Toi, dans l'attente fière et qui n'est pas la crainte,

Moi, dans les fiers combats qui ne sont pas l'oubli.

 

Nous nous tenons tous deux de près, comme se tiennent

Tous ceux du même rang dans un chemin étroit ;

Tous deux nous écoutons les mêmes pas qui viennent,

Le même grondement qui s'éloigne et décroît...

 

Et, si l'un s'affaissait dans la boue et la gloire,

L'autre, debout, verrait, avec ses yeux si doux,

De tranchée en tranchée, avancer la Victoire,

Lente, mais immortelle, et calme comme nous.

(23 octobre 1914).

(Vers inédits envoyés du front).